L'holacratie
L’holacratie est une méthodologie de gouvernance créée en 2007 par l’entrepreneur Brian Robertson. Elle provient du milieu de l’ingénierie informatique et a pour objectif une meilleure satisfaction de la raison d’être de l’organisation, ainsi que l’épanouissement des individus qui la composent. Je me suis formé à une gouvernance partagée basée sur l’holacratie en avril 2023 avec Semawé, et je vais tenter dans cet article de donner mon analyse de cette méthodologie.
Avertissement 1 : je ne vais pas ici présenter extensivement l’holacratie mais plutôt me focaliser sur les points saillants à mes yeux.
Avertissement 2 : je ne me suis formé que récemment en holacratie et, malgré le soin que j’apporte à cet article, il se peut qu’il contienne des erreurs. Dans tous les cas, les désaccords sont féconds : n’hésitez pas à me contacter si quelque chose vous chagrine. 🙂️
Principes
L’holacratie est basée sur trois sources préexistantes : la sociocratie, les méthodes Agile et la méthode Getting Things Done.
- La sociocratie, créée également par un entrepreneur, provient néanmoins davantage du milieu de l’éducation et son souci principal est de neutraliser les tensions dans la gouvernance d’une organisation. Elle est volontiers utilisée par des organisations pour atteindre ce qu’on appelle parfois « l’horizontalité », ou encore l’autogestion, à savoir un mode de fonctionnement où les prises de décision sont réparties dans l’organisation. Les deux autres sources, elles aussi issues du milieu de l’ingénierie et de l’entreprenariat, ont plutôt pour préoccupation majeure l’efficacité.
Les principes fondateurs de l’holacratie sont, tels que je les comprends :
- la transparence et la précision dans les redevabilités et la communication entre les individus
- l’équilibre entre règles et souplesse en ce qui concerne la constitution
- la responsabilité individuelle (on y reviendra)
- l’efficacité et l’adaptabilité de l’organisation
Ainsi, l’holacratie propose à la fois d’abolir la hiérarchie pyramidale traditionnelle et d’être plus efficace que celle-ci. Parvient-elle à accomplir ce grand écart ?
Le pouvoir en holacratie
Commençons par le commencement : la démarche de transition vers l’holacratie (une organisation naît rarement sous la forme holacratique) est nécessairement initiée par les dirigeants légaux de la structure. Dès lors, ils sont désormais nommés « ratifieurs » de la Constitution holacratique et gardent toute autorité pour la modifier ou l’abroger. Cette disposition discrétionnaire peut éventuellement elle-même être modifiée pour redistribuer le pouvoir en interne, mais cela montre d’entrée de jeu que la redistribution du pouvoir autour d’une notion collective, comme le format de société coopérative par exemple, n’est pas la priorité de l’holacratie.
Pour comprendre la suite, il faut connaître la notion de cercle et de rôle. Un cercle est un groupe d’individus partageant une même raison d’être. Les cercles peuvent inclure d’autres cercles en leur sein. Ils sont les équivalents holacratiques des équipes et des services : cercle comptabilité, cercle évènementiel… Chaque membre d’un cercle possède un ou plusieurs rôles dans ce cercle, c’est-à-dire des responsabilités qui lui sont propres.
L’holacratie part du principe qu’une condition nécessaire à l’épanouissement des gens est la réduction des pressions par l’explicitation détaillée des responsabilités et des pouvoirs. Elle ne garantit pas en soi une répartition maximale des pouvoirs (beaucoup de rôles sont cumulables), mais elle a à cœur de les visibiliser. Ainsi, par exemple :
- le rôle de leader de cercle a (initialement) le pouvoir d’affecter et désaffecter les rôles de son cercle.
- le rôle de représentant de cercle (dans le cercle parent) n’est pas cumulable avec celui de leader du cercle. Une répartition du pouvoir un peu timide car le représentant de cercle est un rôle assez optionnel.
- En cas de conflit d’interprétation d’une situation ou d’un compte-rendu, le scribe du cercle a le pouvoir de trancher. Le scribe du cercle parent a le pouvoir de le contredire, et ainsi de suite.
- Le rôle de facilitateur a le pouvoir de rejeter des propositions de modification de la gouvernance et des objections mais a le devoir d’expliquer les raisons de son choix en se basant sur des critères définis. En cas de conflit, il est juge de la bonne foi des parties.
- Le rôle de facilitateur a aussi le pouvoir de juger s’il y a rupture de processus (non-respect des règles) ou non.
Le but n’est donc pas de supprimer le pouvoir ou de le diluer dans le groupe. Ce n’est pas nécessairement un mal, car le pouvoir va de pair avec la responsabilité et bien souvent, le mal-être ressenti lorsque l’on subit un pouvoir abusif est le reflet miroir d’un mal-être chez la personne au pouvoir, celui de la responsabilité, parfois lourde et esseulée. Cela n’enlève rien à la réalité des rapports de domination hiérarchique, mais en visibilisant ce lien, et en donnant la possibilité à la personne en pouvoir une délégation fine de celui-ci, l’holacratie contribue à assainir les relations de travail.
Responsabilisation et épanouissement
L’holacratie met un fort accent sur la responsabilité individuelle en autonomisant les individus : non seulement ces derniers sont entièrement responsables de la manière de réaliser leurs missions (ils ne maîtrise pas forcément le « quoi » mais au moins le « comment »), mais en plus, ils ont théoriquement le droit de démissionner d’un de leurs rôles s’il ne leur convient pas. Bien entendu, renoncer unilatéralement à un rôle utile, en plus d’être difficile à assumer, créera une tension qu’il faudra résoudre en gouvernance. Contrairement aux organisations classiques, la possibilité de renoncer à un rôle incite donc à se saisir des raisons réelles qui nous pousseraient à y renoncer et à impulser une résolution des problèmes. C’est donc une possible alternative au brown-out, et c’est l’une des manières selon laquelle l’holacratie tente de favoriser un changement des individus via un changement structurel.
Dans le même ordre d’idée, le rôle de leader de cercle vise à redéfinir le rôle de manager et à changer sa manière d’être : passer d’un rapport hiérarchique à un encadrement bienveillant. Le leader a toujours le pouvoir de prioriser mais a le devoir explicite d’écouter les autres et de proposer son assistance. En fait, je trouve que les managers sont bien plus accompagnés dans une nouvelle posture que dans une nouvelle fonction à proprement parler. On voit donc une nouvelle fois que l’holacratie est un changement d’organisation qui vise également à changer les individus en son sein.
Au passage, il est important de noter que l’holacratie promeut par là même une saine distinction des rôles et des personnes qui aide à prendre les choses moins personnellement.
Le cadre libérateur ?
Une caractéristique notable de l’holacratie est son cadre très présent. Ses règles sont volontiers perçues comme rigides. La constitution possède en fait beaucoup de souplesse (tout ce qui n’est pas interdit est autorisé !), et je parlerais plus volontiers de précision et d’exigence… Néanmoins, il faut admettre qu’il est impératif, en holacratie, de respecter les formats de réunion. En conséquence, les automatismes imposés peuvent sembler désagréables, voire peu humains, mais cet article du fondateur de l’holacratie vous convaincra peut-être du contraire. En tout cas, pour moi, c’est tout vu : la structure, c’est un bouclier contre les quiproquos, les mauvaises intentions et les biais en tout genre. Le cadre protège contre la tyrannie de l’absence de structure bien connue des milieux militants. Le problème n’est en général pas le cadre en lui-même, mais qui le définit et avec quels pouvoirs et intentions.
Ceci étant dit, j’aimerais me focaliser sur les formats de réunions. Il existe deux types de réunions holacratiques : la réunion de triage et la réunion de gouvernance, avec chacune son déroulé propre. Ce type de déroulé vient en alternative aux réunions inutiles ou interminables malheureusement si courantes, et le caractère rigoureux des formats holacratiques vise à plus d’efficacité et de satisfaction générale. Néanmoins, j’aurais envie d’y apporter quelques améliorations.
Dans ces déroulés, les ordres du jour ne sont pas préparés : chacun-e ajoute ses points au début de la réunion (ou éventuellement en amont), les points d’information ne permettent pas de rebondir, et les points de tension n’acceptent que des solutions qui résolvent la tension initiale. S’il nous reste une tension à l’issue d’un point qui n’est pas le notre, on peut ajouter son propre point… à la fin de l’ordre du jour ! On passe donc à un tout nouveau sujet, qui aura potentiellement la même issue, et ainsi de suite. Il y a donc une ségrégation maximale des types de sujets et des personnes porteuses.
Cela impose aux participant-es une forme de « context switching », pour reprendre une terminologie informatique : changer de sujet possède un coût mental qui se retrouve alors exacerbé par ces allers-retours : une solution optimale au problème soulevé a moins de chances de survenir. Il est par ailleurs difficile de gérer la priorisation des points et/ou la durée de la réunion dans ces conditions. Bien distinguer les tensions et les responsabilités est souvent un moyen efficace de faciliter le travail collaboratif, mais cela peut parfois à l’inverse détériorer l’intelligence collective.
Pour en savoir plus sur ma méthodologie de réunion, c’est par ici ! 😉️
La coopération individualiste est-elle une intelligence collective ?
Ce défaut ne serait-il qu’une erreur méthodologique mineure et fortuite ? Je n’en suis pas si sûr. Je pense plutôt que l’holacratie n’a pas exactement la conception de l’intelligence collective à laquelle je suis habitué. Je m’explique.
En réunion de gouvernance holacratique, lors d’une proposition, il est rigoureusement interdit d’aider le cercle. Chacun-e doit uniquement s’attacher à aider le porteur d’une tension à résoudre celle-ci. Le but en est que chaque problématique reste lisible sans que quiconque vienne la complexifier avec ses propres problèmes. C’est le sens de la ségrégation que j’expliquais dans le chapitre précédent. Mais la conséquence de cela, au-delà de l’inconfort du “context switching”, c’est qu’aucune problématique n’appartient au groupe et ne doit être résolue par le groupe.
A titre de comparaison, en sociocratie, la Gestion Par Consentement permet d’objecter à une décision si l’on “ne peut pas vivre avec”. Cette formule est moins précise que les objections en holacratie et le processus est donc moins rapide. Pourquoi ? Parce que la sociocratie essaye d’amener l’individu à s’approprier la raison d’être du collectif en confrontant ses sensibilités avec celles des autres. En holacratie, une objection doit être motivée concrètement par un tort causé à l’un de ses rôles. C’est beaucoup plus efficace… Mais en contrepartie, cela éloigne l’individu de la raison d’être.
Et gare à celui ou celle qui est surpris en train d’essayer d’atteindre un consensus ! Les holacrates ne veulent pas en entendre parler : c’est une notion inutile (puisque chacun son rôle) et qui rajoute trop de complexité. Encore une fois, on est sur de l’efficacité, parfois au détriment de l’exercice de l’intelligence collective. Ce qui peut être un arbitrage parfaitement raisonnable… Mais il faut en avoir conscience.
L’holacratie garantit la coopération au sein de l’organisation par des devoirs individuels (transparence, traitement des demandes, priorisation, accords relationnels…). Mais décidément, la sensation est tenace que l’holacratie n’aime pas le collectif. En ligne d’horizon, à mes yeux, l’Holacratie vise l’intraprenariat : chacun est responsable de sa propre entreprise individuelle au sein de l’organisation. On est aisément tenté d’y voir, sous couvert de coopération, une participation à l’ordre social de l’individualisme libéral. Je ne la blâme pas pour cela : faire collectif, prendre des décisions réellement collectives, est un art difficile. Mais je pense qu’il faut comprendre où l’on met les pieds.
Arrivé à ce stade d’analyse, je constate finalement - et avec une certaine satisfaction personnelle - que je me trouve là au carrefour de deux mondes : d’un côté le milieu associatif, où la raison d’être compte beaucoup, où l’on s’engage par conviction et où se créent des liens socio-professionnels ou militants parfois intenses, et de l’autre le milieu de l’entreprise, où le but principal des agents est de gagner leur vie, et où les dirigeants les plus éclairés ont compris que les externalités positives de l’épanouissement de leurs employés incluaient non seulement une meilleure ambiance, mais aussi une plus grande efficacité sur le long terme et moins de turn-over. Schématiquement, je pense que le monde associatif se tournera plus volontiers vers la sociocratie, et celui de l’entreprise vers l’holacratie.
Libertés numériques
Un mot sur l’infrastructure nécessaire. L’holacratie est difficile – pas impossible – à mettre en place sans utiliser un logiciel dédié. Ceci en soi est déjà limitant, mais en plus, les logiciels existants ne sont pas open-source. Pour être clair, ce ne sont donc pas des logiciels installables mais des services privés, créant ainsi une dépendance. Ceci vient en contradiction avec les objectifs affichés de l’holacratie que sont la libération des organisations et des individus. Néanmoins, on peut se débrouiller avec des logiciels plus génériques, moyennant un investissement humain (encore plus) conséquent.
Conclusion : pour ou contre l’holacratie ?
Question à mille euros : la pratique de l’holacratie est-elle une garantie d’une organisation réellement « libérée » ? Au vu des agencements possibles du pouvoir en holacratie et de sa philosophie, je dirais que non, pas vraiment. Mais ça ne veut pas dire l’inverse non plus. D’ailleurs, une telle garantie n’existe concrètement nulle part. En réalité, comme pour tout outil, cela dépend de qui le manie, avec quelle intelligence et quelles intentions.
Autorisons-nous le luxe de la nuance : je trouve d’immenses qualités à la méthodologie holacratique et je la promeus volontiers. Simplement, gardons à l’esprit d’où elle vient, ce qu’elle permet et ne permet pas. Et dans tous les cas, il y a de bonnes chances que ce soit mieux qu’un bon vieux diagramme pyramidal, alors pour une structure qui a besoin d’une grande efficacité, je recommande vivement la transition !