Logiciel libre et facilitation numérique
En ce moment, se déploie l’initiative EmancipAsso qui vise à mettre en relation les associations et les prestataires capables de les former aux usages des logiciels libres. Avec mon collectif de facilitation numérique Koweb, nous avons postulé en tant qu’organisme de formation, mais nous avons été refusés car, je cite : “il ne nous est pas possible de faire apparaître dans ce répertoire des structures qui seraient susceptibles de proposer à des associations les contactant par ce biais l’utilisation d’outils propriétaires”.
L’occasion pour moi d’expliciter ma position sur le libre. 🐧️
Libre strict
En effet, le “monde du libre” a souvent une politique intransigeante sur l’acoquinement avec les logiciels propriétaires. Cela s’explique simplement : le librisme est un militantisme dans lequel les logiciels propriétaires sont les adversaires, voire les ennemis. Il est donc logique de ne souhaiter leur céder aucun terrain. Etant moi-même militant pour la justice écologique, je prête une attention particulière à ne pas cautionner le greenwashing, je comprends donc cette radicalité.
Facilitation numérique
Les formations et accompagnements proposés par Koweb s’inscrivent dans une optique de facilitation : notre raison d’être est d’aider les équipes en augmentant leur pouvoir d’agir. Il y a donc un nécessaire pragmatisme dans nos pratiques pour que chaque organisation trouve son infrastructure et ses usages optimaux. Dans ces conditions, une approche exclusivement centrée sur le libre n’a pas de sens : il est nécessaire de prendre en compte le contexte entier de l’organisation. A savoir :
- son existant : les outils déjà utilisés
- sa raison d’être : les valeurs qu’elle incarne
- ses préoccupations concrètes
- ses ressources : le temps, l’énergie et l’argent qu’elle peut consacrer à celles-ci.
Un exemple simple (il en existe beaucoup d’autres) : il n’existe actuellement aucun logiciel libre suffisamment performant pour remplacer Google Sheets pour des documents comptables ou organisationnels un minimum volumineux et/ou complexes. Même dans les milieux conscientisés, les solutions collaboratives libres sont abandonnées dès qu’un fichier dépasse un certaine taille ou nécessite des formules non-triviales.
On peut alors m’opposer, par exemple, qu’il existe des outils plus adaptés à la comptabilité que des tableurs. C’est exact. Mais c’est là qu’intervient la vision systémique énoncée précédemment : quel est le coût global de trouver une instance adaptée et de s’approprier un nouvel outil ? Quelles sont les priorités d’une association qui agit souvent déjà dans un contexte difficile ?
Voici quelques critères d’évaluation des outils qui tendent à défavoriser l’approche exclusivement libre chez Koweb :
- l’accompagnement nécessaire
- l’ergonomie
- le coût financier
A l’inverse, quelques critères nous faisant préférer les logiciels libres :
- la décentralisation
- les possibilités de sortie facilitées (pas de silo)
- la proximités de prestataires et des serveurs
- l’inclusivité par l’interopérabilité et le multiplateforme
Et des facteurs ambivalents :
Libre imparfait
Le libre n’a globalement pas trouvé de modèle économique détaché de la réalité propriétaire. Le numérique étant devenu hégémonique et mondialisé, le libre s’est fait phagocyter par l’open-source/open-core et, avec les évolutions d’internet, de nouvelles problématiques s’additionnent à la liberté du code jusqu’à la rendre presque anecdotique : algorithmes, multinationales prédatrices, capitalisme de surveillance… Cette “démocratisation” du numérique (un terme bien ironique) s’accompagne de nouveaux besoins d’inclusivité que le libre a bien du mal à remplir.
Si j’étais audacieux, je dirais que le libre pourrait bien n’être plus qu’un mot désuet et les libertés qu’il recouvre, s’exprimer via des concepts plus pertinents comme par exemple celui des communs numériques.
Si vous n’en êtes pas convaincus, je vous recommande la conférence d’Alexandre Aubin3 (fondateur de YunoHost) qui explique mieux que moi que le militantisme du libre ne peut se permettre une posture intransigeante vu les tares dont il souffre.
Ma position
Koweb pourrait tout simplement accepter le refus d’EmancipAsso, car après tout, la diversité est une richesse, et si une initiative promeut le 100% libre tandis qu’une autre continue son chemin de facilitation numérique, tout le monde pourrait y trouver son compte. Malheureusement, il est temps pour moi de vous faire une confession : je suis libriste. Je suis convaincu que le logiciel libre doit être promu, et qu’il est une pierre angulaire d’un changement de société, une condition strictement nécessaire (bien que très loin d’être suffisante), tant d’un point de vue émancipateur qu’en terme d’écologie. D’ailleurs, à titre personnel, j’utilise quasi-exclusivement des logiciels libres, malgré le temps et l’énergie que cela me coûte.
Ainsi, je ne peux pas me contenter de dire “Ok merci salut bisous” car je pense que ma position mérite d’être défendue : en tant que facilitateur, je me résouds à une approche transitoire et “radicalo-pragmatique” de la promotion des logiciels libres :
- donner un maximum de clés en main au groupe pour qu’il auto-détermine ses usages numériques.
- Sensibiliser sur les enjeux numériques chaque fois que c’est possible.
- Aller jusqu’à questionner les besoins identifiés, et à différencier les outils et les méthodes, pour faire correspondre au mieux les pratiques du groupe à ses valeurs.
Mais à mon sens, on ne peut faire davantage sans perdre de vue que la capacitation d’un groupe est multi-dimensionnelle et pas uniquement centrée sur l’émancipation vis-à-vis des logiciels propriétaires.
De plus, quoi de plus dévastateur pour le libre que des espoirs déçus ? Devons-nous convaincre à tout prix des assos déjà débordées que la solution à leurs problématiques passe par 100% de logiciels libres, quand on connait bien les inconvénients de ceux qu’on utilise tous les jours ? Et plutôt qu’une forme de “co-librisme” qui vise à convaincre les organisations une par une, ne devrions-nous pas nous employer à faire advenir un monde où le libre s’impose structurellement, soit en compensant ses faiblesses, soit en créant les conditions culturelles et légales nécessaires ?
La réponse d’EmancipAsso à Koweb est dans l’esprit des premières versions de la Charte CHATONS qui imposait 100% de logiciel libre aux hébergeurs pour faire partie du collectif. Mais cette charte a justement été récemment révisée pour prendre en compte certains cas et faire preuve, à mes yeux, de davantage de pragmatisme. Dans mon monde idéal, EmancipAsso aurait une charte des prestataires plus intégrative que les critères actuels, prenant en compte cette vision d’ensemble de l’émancipation, et Koweb y aurait sa place.
Je reste à disposition de quiconque souhaiterait prolonger le débat, car il est important de ne pas acter la séparation entre la facilitation numérique et le monde du libre, conceptuellement (j’y suis philosophiquement opposé) et en pratique (cela nuirait à tous les acteurs du réseau).
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les logiciels libres favorisent la transparence sur l’usage des données, mais les hébergeurs ont souvent moins de moyens pour prévenir la perte accidentelle de celles-ci. ↩︎
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stocker toutes les données au même endroit physique réduit la consommation énergétique par volume de données, or le libre va de pair avec une décentralisation moins efficace. La problématique écologique est très complexe. ↩︎
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voici les diapos seules ↩︎